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Rupture ou érosion ? Une analyse temporelle des formes de régression démocratique

Kevin Walz, Université de Mainz

Ce texte fait suite à la présentation de l'article " Typologizing processes of autocratization: How to integrate time, outcome, and context?" lors de l'École d'été "La démocratie électorale en danger ?", organisée par la Chaire CÉRIUM-FMSH sur la Gouvernance Mondiale, Paris, 3-7 juillet 2023.

Ces dernières années, il semble y avoir un large consensus sur la manière dont les démocraties meurent de nos jours : d'abord, elles ne déclinent pas par hasard, mais en raison d'actions délibérées d'acteurs politiques. Deuxièmement, cela se produit rarement du jour au lendemain, mais le plus souvent sous forme de processus graduels. Lorsque l'on décrit ces deux types d‘évolution, on revient généralement à des exemples paradigmatiques, avec les coups d'État militaires en Amérique latine dans les années 1970 représentant des formes de rupture et les épisodes de la Hongrie sous Orbán ou du Venezuela sous Chávez comme archétypes d’une érosion démocratique.

En utilisant une base de données sur les Episodes de Transformation des Régimes (Episodes of Regime Transformation Dataset, ERT), je montre que les épisodes de régression démocratique qui durent plus longtemps qu'une période électorale habituelle (> 5 ans) diffèrent significativement dans leur forme de progression de ceux qui se terminent plus tôt (≤ 5 ans). Je classe les premiers comme des cas d’érosion démocratique et les seconds comme des instances de rupture démocratique. Ensuite, pour des analyses comparatives, je me réfère à une conceptualisation tridimensionnelle de l'autocratisation en tenant compte du point de départ (démocratie/non-démocratie), de la durée et du résultat (changement de régime/pas de changement de régime). Les résultats indiquent que l’affirmations d'un changement de la nature de la régression démocratique n’est pas corroborée, car nous pouvons observer une diversification des formes de progression plutôt qu'un changement uniforme d'un archétype à l'autre après 1989.

Graphique 1 : une conceptualisation tridimensionnelle de l'autocratisation

 

Comment différencier les épisodes de rupture et d’érosion démocratique

Nous manquons toujours de critères et de seuils établis pour différencier les épisodes plutôt rapides de déclin de la qualité démocratique (rupture) de ceux plutôt graduels (érosion). Je postule qu'il devrait être possible de représenter les épisodes de régression démocratique en termes de temps/durée et de taux de déclin. Cela nous amène à la manière dont nous pouvons définir des seuils significatifs pour ces paramètres.

Une façon de progresser dans ce domaine est une analyse exploratoire des données. En conséquence, j'ai testé des seuils de durée de 1 à 10 ans. Aucun de ces seuils ne permet de générer deux groupes qui soient vraiment homogènes en termes de taux de déclin, car les écarts types restent élevés. Toutefois, nous pouvons observer que l’hétérogénéité des taux de déclin au sein de chaque groupe est la plus faible lorsque l’on utilise une durée > 5 ans comme seuil. On peut le voir clairement lorsque l’on représente graphiquement le taux moyen de déclin démocratique (Graphique 2) ainsi que le déclin d’année en année (Graphique 3). Ceci confirme la pertinence de ce seuil comme point de référence pour différencier les épisodes de régression démocratique plutôt rapides et plutôt lents.

Figure 2 : Durée de l'épisode de régression démocratique et taux moyen de déclin 

 

Figure 3 : Durée de l'épisode et déclin d'année en année 

 

Comment pouvons-nous donner un sens à ces résultats ? Je pars de l'observation selon laquelle les mécanismes de responsabilisation (accountability) sont souvent cruciaux pour la résilience démocratique. Il est plausible de supposer que les dirigeants qui souhaitent une transition vers l’autocratie le savent également. Le fait qu'ils commencent souvent leur projet en attaquant l'indépendance des tribunaux, les possibilités de contrôle parlementaire et l'équité des élections plaide également en faveur de cela. Le type de mécanisme de responsabilisation que l'on retrouve dans pratiquement toutes les démocraties, et peut-être le levier ultime contre les gouvernements anti-démocratiques (voir par exemple la Tchéquie, la Slovénie), est les élections démocratiques.

Je suppose que les dirigeants qui souhaitent une transition vers l’autocratie en tiennent compte dans leurs calculs stratégiques et peuvent donc choisir entre deux voies d'action : la première est de changer les règles du jeu brusquement et de parier sur le fait qu'ils réussissent sur une période courte. De cette manière, il n'y aura plus d'élections suffisamment libres et équitables qui pourraient à temps les démettre du pouvoir. L’autre voie est d’adopter une approche plus patiente et subtile, rendant plus difficile pour les citoyens et pour l'opposition d'identifier les comportements anti-démocratiques et de se mobiliser contre eux (voir par exemple les cas de légalisme autocratique et « d’autoritarisme furtif » ou stealth authoritarianism).

 

Analyse comparative

En combinant cette perspective avec le cadre d’analyse des Régimes du Monde (Regimes of the World, RoW), il est possible d'opérationnaliser la conceptualisation tridimensionnelle de l'autocratisation. Sur cette base, j'ai identifié 94 épisodes de régression démocratique depuis 1900. Soixante-neuf (73%) sont classés comme plutôt rapides (rupture), tandis que 25 épisodes représentent des formes de progression lentes (érosion). Alors que 73 épisodes (78%) ont abouti à un changement de régime, six épisodes se sont terminés avant. Quinze autres épisodes sont toujours en cours et ne peuvent donc pas être évalués quant à leur résultat ni être classés quant aux quatre sous-types de régression démocratique (voir Graphique 1). En conséquence, j'ai identifié 64 épisodes de rupture substantielle, deux de rupture partielle, quatre d'érosion partielle et onze d'érosion substantielle.

Graphique 4 : Épisodes de régression démocratique avant 1989

 

Sur la base de ce constat, que pouvons-nous dire sur l’affirmation d’un changement de nature des épisodes de régression démocratique ? Je choisis les années charnières de 1989/90 comme ligne de démarcation pour une comparaison diachronique, car ces années sont souvent considérées comme un moment-clé dans la recherche sur la démocratie et comme le pic de la soi-disant « troisième vague de démocratisation ». Sur la base des graphiques 4 et 5, je soutiens qu'il y a certaines preuves de l'émergence de formes plus lentes de régression démocratique (érosion), autrefois inhabituelles. Cependant, les formes rapides de régression démocratique appartiennent-elles complètement au passé ? Ce n'est pas du tout le cas. Les deux cas de rupture partielle qui ont été identifiés ont eu lieu récemment, au Lesotho (2015-2017) et en Moldavie (2013-2017). En outre, plus de la moitié de toutes les ruptures substantielles se situent dans la période depuis 1989. Par conséquent, nous devons noter que les régressions démocratiques se produisent aujourd'hui sous diverses formes présentant des caractéristiques plutôt proches d’une rupture ou plutôt graduelles. Ainsi, on ne peut pas parler d'un passage complet d'un ancien à un nouvel archétype, mais d'une diversification des parcours de régression démocratique.

Graphique 5 : Épisodes de régression démocratique depuis 1989

 

Conclusion

Dans ce billet de blogue, j'ai présenté un cadre pour différencier systématiquement les épisodes de régression démocratique en tenant compte de leur durée et de leur résultat. Dans l'analyse descriptive, j'ai proposé un ancrage initial pour distinguer entre des formes de progression plutôt rapides et plutôt graduelles. De plus, j'ai montré que l’on ne peut pas parler d'un changement complet en ce qui concerne la nature de la régression démocratique, mais plutôt de sa diversification après le pic de la troisième vague de démocratisation. Je conclus que le cadre utilisé ici peut aider à mieux systématiser la recherche sur l'explication causale de la régression démocratique. Cela peut être réalisé, par exemple, en basant la sélection des cas pour des études comparatives sur la conceptualisation tridimensionnelle de l'autocratisation.