Ryoa Chung est professeure titulaire au département de philosophie de l’UdeM et chercheure au CÉRIUM. Elle travaille sur les injustices structurelles et épistémiques, notamment en ce qui concerne la production et la perpétuation des inégalités de santé.
Avec la pandémie de Covid-19, la vulnérabilité des systèmes de santé devient d’autant plus évidente. Dans son article Structural Health Vulnerability: Health inequalities, structural and epistemic injustice (Journal of Social Philosophy, 2021), Ryoa Chung recourt à la philosophie politique pour expliquer les facteurs qui produisent et perpétuent les inégalités à cet égard.
Quel phénomène avez-vous observé et vouliez-vous élucider ?
Le cadre conceptuel des déterminants sociaux de la santé dans les domaines de l’épidémiologie sociale et de la santé publique est très fécond pour expliquer l’impact du contexte social sur les inégalités de santé entre individus et entre populations. Plusieurs philosophes politiques se sont intéressés à ce modèle pour cerner les questions de justice sociale en santé. Les inégalités de santé sont considérées injustes lorsqu’elles sont les conséquences de circonstances socioéconomiques et politiques qui exacerbent la vulnérabilité de certains individus ou groupes sociaux qui les expose à davantage de risques de santé. En ce qui me concerne, par le biais du concept de « vulnérabilité structurelle de santé », je voulais développer un outil théorique pour analyser comment certaines inégalités de santé sont causées.
Sur quoi avez-vous posé votre regard pendant votre recherche ?
Je me suis intéressée en particulier à la notion d’injustice structurelle développée par la philosophe Iris Marion Young pour l’appliquer dans le domaine de la santé. La notion d’injustice structurelle porte sur les processus sociaux qui causent des torts injustes à des individus ou des groupes sociaux sans qu’il ne soit possible d’identifier clairement qui est directement responsable de ces inégalités. La notion d’injustice structurelle met en lumière les contextes et les processus sociaux dans lesquels d’innombrables acteurs (individuels ou institutionnels) sont impliqués, même sans intention maligne, et doivent donc se partager la responsabilité collective des inégalités injustes qui en découlent. L’expression « vulnérabilité structurelle de santé » renvoie à cette idée et peut être illustrée par l’impact en santé des discriminations raciales, par exemple. C’est pourquoi de nombreux chercheurs en santé demandent que l’on reconnaisse le racisme structurel comme enjeux de santé publique, non seulement aux États-Unis, mais ici au Canada, en lien avec les injustices historiques commises à l’endroit des Premières Nations et l’impact en santé chez les peuples autochtones.
Et qu’avez-vous trouvé ?
Le concept de vulnérabilité structurelle de santé implique non seulement le phénomène d’injustice structurelle, mais également celui d’injustice épistémique. Cette dernière notion désigne les inégalités qui existent dans le domaine du savoir et qui reflètent les rapports de force au sein des sociétés. Les témoignages ou les connaissances de certains individus sont discrédités en raison des préjugés qui pèsent sur le groupe social dont ils ou elles sont membres. Par exemple, des recherches empiriques démontrent que des problèmes de santé affectant certaines catégories de patient.es sont moins pris au sérieux ou sont négligées et reçoivent donc une qualité de soins moindre. Certaines maladies affectant des groupes sociaux dominants recevront beaucoup plus de financement en recherche au détriment d’autres troubles de santé affectant des groupes socialement désavantagés qui seront moins étudiés.
Sur quels enjeux pensez-vous centrer la suite de vos recherches ?
J’ai eu l’occasion de présenter quelques éléments de recherche en cours dans le cadre d’un atelier d’études à l’Université de Cambridge au mois de mars 2021 et plus récemment en avril dans un colloque à l’Université d’Oxford en compagnie de collègues provenant de pays non occidentaux. Ces deux présentations tentaient de montrer comment la notion de vulnérabilité structurelle de santé peut être appliquée dans le contexte de la pandémie de la COVID-19, et plus spécifiquement dans le contexte de la course aux vaccins à l’échelle internationale. C’est un drôle (et malheureux) hasard, mais l’un de mes premiers articles en début de carrière portait sur l’Accord sur les droits de propriété intellectuelle limitants la circulation de médicaments génériques dans le contexte de la crise du VIH-sida en Afrique du Sud. Une quinzaine d’années plus tard, les pays les plus riches du monde, incluant le Canada, s’opposent à la proposition soumise par l’Afrique du Sud et l’Inde et soutenue par une centaine de pays de demander la suspension des brevets pharmaceutiques en ce qui a trait aux vaccins contre le SRAS-CoV-2.
À la lumière de ces faits, j’aimerais étudier différents modèles empiriques et théoriques de gouvernance mondiale de la santé afin de voir s’ils sont limités ou peuvent surmonter les inégalités économiques et politiques entre les pays ainsi que les injustices structurelles dans la sphère internationale. J’espère contribuer aux efforts collectifs et interdisciplinaires pour l’avancement de la justice en santé mondiale, je crois sincèrement que la philosophie politique peut apporter un éclairage important.