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La démocratie électorale en danger?

Luana Russo, Université de Maastricht, et Jochem Vanagt, Université d'Anvers et Université de Louvain

Ce texte fait suite à la présentation de l’article « Let's (Not) Disagree : How Tolerance for Disagreement Shapes Horizontal Affective Polarization », à l'Université d'été « Electoral Democracy in Danger ? », organisée à Sciences Po Paris, du 3 au 7 juillet 2023.

This project has received funding from the European Research Council (ERC) under the European Union’s Horizon 2020 research and innovation programme (Grant agreement no. 759736). This publication reflects the authors’ views and that the Agency is not responsible for any use that may be made of the information it contains.

 

L'engagement entre des concitoyens aux opinions politiques opposées devient de plus en plus conflictuel. Connue sous le nom de « polarisation affective », cette évolution a alarmé les chercheurs, comme le grand public. Pourtant, les désaccords et les conflits sont des éléments essentiels aux relations interpersonnelles quotidiennes et à la vie démocratique. Cependant, la manière dont les gens vivent et gèrent les désaccords varie considérablement. Cette dynamique englobe une interaction entre la personnalité innée de chaque personne et les normes sociales. Nous avons cherché à comprendre les désaccords et les conflits politiques qui ont découlé des niveaux inquiétants de polarisation en examinant les facteurs qui causent, et potentiellement réduisent, les perspectives polarisées. Nous espérons ainsi offrir de nouvelles perspectives et des solutions concrètes.

 

Comprendre la polarisation affective

La polarisation affective (PA) – la tendance selon laquelle les individus perçoivent les opposants politiques de manière négative et les partisans politiques de manière positive – est un problème de plus en plus préoccupant. Loin de se limiter à de simples désaccords idéologiques, cette polarisation s'est infiltrée dans nos émotions et nos interactions quotidiennes. Des événements récents, tels que l'insurrection du Capitole et les profondes fractures sociétales révélées par le référendum sur le Brexit, soulignent l'urgence de comprendre et de traiter la polarisation politique.

Nous pouvons identifier deux niveaux principaux de polarisation affective : l'attitudinal et le comportemental. Ceux-ci peuvent être observés en examinant à la fois le comportement d'évitement social voulu par les gens à l'égard des non-partisans et leur niveau d'aversion. La figure 1 montre que l'intensité de ces deux niveaux est effectivement différente selon les contextes. Dans l'ensemble, les gens ont tendance à manifester plus d'aversion que d'évitement à l'égard de l'extérieur du groupe. En outre, l'étude fait la distinction entre la polarisation horizontale (sentiments négatifs des citoyens ordinaires à l'égard de ceux qui ont des opinions opposées) et la polarisation verticale (sentiments négatifs à l'égard des partis politiques). D'après les recherches précédentes, nous savons que la plupart des citoyens nourrissent plus d'animosité à l'égard des partis politiques que face à leurs concitoyens. Comme nous le montrerons, ces deux types de polarisation ne doivent pas être utilisés de manière interchangeable puisqu’elles recouvrent des dimensions sous-jacentes différentes.

 

 

Entrer avec tolérance dans le désaccord

Les recherches antérieures sur la polarisation affective se sont principalement concentrées sur des facteurs politiques communs, tels que l'appartenance partisane, les différences idéologiques et l'intérêt politique. Des études intéressantes ont également été menées sur la façon dont la personnalité façonne la polarisation affective. Au cœur de notre recherche, et sans doute notre proposition la plus convaincante, se trouve l'introduction d'un concept connu sous le nom de « tolérance au désaccord » (TfD). Il s'agit d'un trait de personnalité (influencé par les normes sociétales) qui dicte la manière dont une personne perçoit les conflits interpersonnels et y fait face. Contrairement à l'idée communément admise selon laquelle le désaccord est perçu comme une confrontation ou une menace, les personnes ayant un TfD élevé le perçoivent comme un élément naturel, voire constructif, de l'interaction humaine. Nous pensons que les personnes dont le seuil d'acceptation des conflits interpersonnels est élevé disposeront de mécanismes d'adaptation plus solides pour faire face à des points de vue différents, et qu'elles présenteront donc des niveaux de PA moins élevés. Il est important de noter que nous ne nous attendons à ce que cela se produise que pour la PA horizontale, car notre mécanisme fonctionne clairement entre les citoyens, et non entre les citoyens et l'élite. Nos données montrent que les niveaux moyens de TfD sont très similaires d'un pays à l'autre, à l'exception de la Belgique et du Royaume-Uni, où ils sont nettement inférieurs.

 

Principales conclusions

En exploitant les données d'un vaste échantillon de onze pays d'Europe occidentale et de douze systèmes politiques (N = 12 000), l'étude a évalué l'impact de la TfD et d'autres traits de personnalité (Big Five et narcissisme) sur la PA. Plusieurs résultats peuvent être mis en évidence, comme le montre la figure 2. La découverte la plus marquante est le pouvoir prédictif de la TfD. Or, il existe une différence claire entre la façon dont les individus perçoivent les électeurs et la façon dont ils perçoivent les partis. Alors que le TfD a joué un rôle majeur dans la dimension horizontale, il était en effet absent dans la dimension verticale. Néanmoins, il est apparu comme un prédicteur dominant de la PA horizontale, soulignant ainsi son importance. Son importance se maintient même lorsque l'on inclut les traits de personnalité. L'ampleur de l'effet de ces traits de personnalité est beaucoup plus faible que celle de la TfD. Cela ne veut pas dire que les autres traits n'ont joué aucun rôle. Le narcissisme, par exemple, influence systématiquement la PA dans les deux dimensions. En revanche, l'agréabilité, qui reflète le degré de coopération et de confiance d'une personne, conduit à moins d'aversion pour les groupes extérieurs et à moins d'évitement social. Il est intéressant de noter que l'extraversion (la tendance d'une personne à être extravertie et socialement engagée), qui s'est avérée très significative dans des recherches antérieures, est devenue insignifiante lorsque l'on inclut le TfD, ce qui suggère qu'ils s'appuient sur des dimensions similaires. Les personnes extraverties pourraient donc être plus enclines à rechercher de nouvelles relations, ce qui, selon d'autres, devrait réduire la PA, mais si elles présentent de faibles niveaux de TfD, cette relation ne se vérifie probablement pas. Cette découverte a également mis en évidence le fait que la TfD est un puissant prédicteur de l'évitement ou de l'aversion d'un concitoyen en raison de convictions politiques divergentes.

Figure 2 : scores bêta pour l'aversion pour les groupes extérieurs, l'évitement social et le score de dispersion pondéré de la polarisation affective.

 

Implications et voies futures

Ces résultats ont deux implications principales. Premièrement, ils soulignent la nécessité de mener de futures recherches pour comprendre les différences nuancées entre les raisons qui nous poussent à nourrir des sentiments négatifs face aux perspectives polarisées. On ne peut pas supposer que les causes ou les manifestations de la PA sont uniformes. Comme nous l'avons montré, les causes de l'aversion envers les concitoyens (horizontale) peuvent être très différentes de celles visant les partis politiques (verticale). Les recherches futures devront se garder de distinguer ces deux dimensions. Deuxièmement, et peut-être de manière plus pertinente pour la société dans son ensemble, l'accent est mis sur la connaissance de son propre TfD. Si l'objectif est de tisser un tissu sociétal où des opinions diverses peuvent coexister et se compléter, la sensibilisation à la tolérance au désaccord et l'offre d'outils permettant d'apprendre à faire face à des points de vue politiques différents semblent être une voie viable. Bien que cela ne permette pas de dissoudre les opinions profondément ancrées sur les systèmes politiques, cela peut favoriser un environnement de compréhension et un dialogue démocratique plus sain.

En conclusion, alors que la polarisation affective continue d'influencer nos sociétés et nos relations, il est primordial de comprendre les facteurs qui en sont à l'origine. Notre étude offre une nouvelle perspective, soulignant l'importance des traits individuels et de leur interaction avec les normes sociétales. Si le chemin vers une société plus cohésive peut être long et complexe, la sensibilisation à la façon dont notre propre tolérance au désaccord façonne notre relation aux différents points de vue politiques pourrait constituer un pas important dans la bonne direction.