Ce texte fait suite à la présentation du papier « Does electoral behavior change after a protest cycle? Evidence from Chile and Bolivia » (avec Renata Retamal), lors du colloque « New Challenges to Democracy », organisé à la Station de Biologie des Laurentides, Université de Montréal, 12-14 septembre 2022
Les effets et les conséquences des actions contestataires ont fait l'objet de nombreuses recherches dans le domaine des mouvements sociaux. Étant donné que les mouvements sociaux sont souvent présentés comme une alternative permettant de générer des changements qui n'ont pas été obtenus par les voies institutionnelles, une attention particulière a été consacrée à l'examen de leurs impacts. Cependant, la manière dont les mobilisations menées dans les rues affectent le comportement électoral subséquent demeure un domaine largement sous-étudié.
Notre recherche se penche sur la relation entre les manifestations et les élections à travers l'examen du cycle contentieux qui s'est déroulé en 2019 au Chili et en Bolivie, en s'appuyant sur le fait que des élections ont eu lieu dans les deux pays l'année suivant les manifestations. Nous ajoutons à la littérature entourant les effets des mouvements sociaux et des protestations sur les processus électoraux dans des contextes démocratiques, en remettant en question l'hypothèse établie que les activités litigieuses peuvent avoir un effet de contrecoup sur la participation politique institutionnalisée.
Manifestations et mobilisation électorale : Un taux de participation plus élevé au niveau local
Nous constatons que les municipalités qui ont connu des événements litigieux enregistrent une augmentation de la participation électorale lors du processus électoral qui suit le cycle protestataire. Une explication possible de ce résultat, basée sur la littérature, est que les manifestations semblent augmenter l'efficacité politique : après le cycle protestataire, les électeurs se sentent plus confiants quant à leur capacité à influencer le contexte politique. En ce sens, les manifestations servent de moyen de mobilisation, amenant les individus à développer des niveaux plus élevés d'efficacité politique, ce qui peut contribuer à ce que davantage de personnes aillent voter.
Figure 1 : Effet de traitement de l'existence de manifestations (au niveau municipal) sur la participation électorale.
Note : La variable dépendante est la participation électorale en tant que proportion du total des votes de la liste électorale (pour le Chili). Le modèle étendu contrôle le taux de participation à l'élection générale précédente et la population (log).
Mais avec quel degré de certitude pouvons-nous affirmer que l'augmentation de l'efficacité politique est le mécanisme qui explique l'augmentation de la participation électorale ? Nous le testons en utilisant des données longitudinales au niveau individuel pour le cas du Chili en utilisant l'enquête ELSOC, un instrument élaboré par le Centre d'études sur les conflits sociaux et la cohésion (COES). Cette enquête est, à notre connaissance, la seule enquête longitudinale qui aborde les questions sociales et les positions politiques dans le pays.
Nous avons sélectionné trois variables pour mesurer le mécanisme d'efficacité politique : le degré d'accord avec l'idée que les actions du mouvement social le plus soutenu par les répondants sont capables de générer un changement social, l'influence perçue de son propre vote sur le résultat d'une élection, et le niveau auto-rapporté d'information politique dans les médias. Cette analyse au niveau individuel a corroboré les résultats : les personnes qui vivent dans les municipalités où des manifestations ont eu lieu présentent des niveaux plus élevés d'efficacité politique, ce qui se traduit par un taux de participation électorale plus élevé.
Figure 2 : Effet de traitement du fait de vivre dans une municipalité qui a manifesté sur les indicateurs d'efficacité politique
Note : Les variables dépendantes pour chaque panel sont le niveau d'accord avec l'affirmation "les actions du mouvement génèrent un changement social" (panel de gauche), le niveau d'accord avec l'affirmation "mon vote influence le résultat de l'élection" (panel du milieu), et l'auto-évaluation de la fréquence à laquelle le répondant s'informe sur la politique dans les médias (panel de droite). L'échelle de la variable dépendante dans les panneaux de gauche et du milieu va de 1 = pas du tout d'accord à 5 = tout à fait d'accord, tandis que l'échelle du panneau de droite va de 1 = jamais à 5 = très souvent. Tous les modèles contrôlent la position politique.
Les manifestations ne changent pas les préférences électorales
La littérature sur les mouvements sociaux a souligné que les actions politiques de rue, y compris les manifestations et même les émeutes, peuvent avoir la capacité d'influencer les décisions de vote d'autres individus, car elles agissent comme un phénomène de signalement, sensibilisant les gens à certains problèmes ou griefs qui étaient auparavant ignorés ou dissimulés. C'est l'une des raisons pour lesquelles, lorsqu'ils sont exposés à des acteurs qui expriment leur mécontentement politique, les citoyens deviennent plus critiques à l'égard des performances de l'élite politique.
Nous avons testé l'effet de signalement des manifestations en utilisant des données au niveau local pour la Bolivie. Le vote est obligatoire en Bolivie depuis 2009, ce qui nous permet de surmonter l'endogénéité entre le taux de participation et les préférences électorales, puisque nous pouvons supposer que le taux de participation ne sera pas fortement affecté par des événements externes, tels que les cycles de protestation.
Nous constatons que ces manifestations n'ont pas d'incidence sur les préférences électorales ou ne font pas baisser le vote du candidat sortant, ce qui indique un manque d'effet de signal de ce type d'activité contentieuse, c'est-à-dire leur capacité à rendre les revendications saillantes et à attribuer ces dernières à l'élite politique.
Figure 3 : Effet de traitement de l'existence de manifestations (au niveau municipal) sur la part de vote du candidat sortant.
Note : La variable dépendante est la participation électorale en tant que proportion de votes valides obtenus par le parti sortant (MAS) lors des élections de 2020 en Bolivie. Le modèle étendu contrôle le taux de participation à l'élection générale précédente et la population (log).
Pour illustrer ce résultat, la figure 4 montre qu'il n'y a pas de relation forte entre une faible part de vote du candidat sortant et les manifestations au niveau municipal : les municipalités où un grand nombre de manifestations ont eu lieu et où, en même temps, le parti sortant a obtenu peu de voix (c'est-à-dire où le mécanisme de signalisation a eu lieu) sont une minorité. De ce fait, nous n'avons pas suffisamment de preuves d'un effet négatif des protestations sur la part de vote du candidat sortant en raison de l'effet de signalement des manifestations.
Figure 4. Manifestations et part de vote du candidat sortant en Bolivie
Note : Carte choroplèthe bivariée qui capture la relation entre l'occurrence des protestations au niveau municipal en 2019, et la proportion de la part de vote du candidat sortant pour l'élection présidentielle de 2020.
Ce résultat est surprenant. La littérature indique que les manifestations peuvent signaler des revendications qui, autrement, pourraient être dissimulées à la population générale. Il se pourrait que les manifestations en Bolivie aient été si particulières que le mécanisme de signalisation n'a pas fonctionné. Les manifestations n'ont pas été déclenchées par des plaintes contre le gouvernement en tant que tel, mais plutôt par des accusations de fraude électorale, où différents camps (le camp pro-Morales affirmant que le résultat de l'élection était légitime, et le camp adverse accusant de fraude électorale) se sont affrontés sur la légitimité de l'élection. Dans le cadre de recherches futures, il sera nécessaire d'examiner de plus près la cause déstabilisant le cycle protestataire afin d'évaluer dans quels cas ces cycles peuvent entraîner des changements dans les préférences électorales.