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Pourquoi les électeurs radicaux ne sont-ils pas plus satisfaits de la démocratie lorsqu'ils entrent dans le système politique ? Le rôle de la polarisation affective

Álvaro Canalejo-Molero et Morgan Le Corre Juratic, European University Institute

Ce texte fait suite à la présentation du papier « Radical party entry and satisfaction with democracy: experimental evidence from the 2022 French presidential elections », lors du colloque « New Challenges to Democracy », organisé à la Station de Biologie des Laurentides, Université de Montréal, 12-14 septembre 2022

Des recherches antérieures démontrent que les électeurs ont tendance à être plus satisfaits de la démocratie après les élections, même s'ils en ressortent perdants. Or, des études récentes suggèrent que les électeurs populistes et radicaux deviennent moins satisfaits de la démocratie à moins d'avoir gagné leurs élections. À l'aide de données expérimentales et qualitatives recueillies auprès des électeurs d'Éric Zemmour lors des élections présidentielles françaises de 2022, Álvaro Canalejo-Molero et Morgan Le Corre Juratic montrent que la satisfaction de ces électeurs à l'égard de la démocratie diminue, car les résultats des élections stimulent leur niveau de polarisation affective. Suite aux élections, les électeurs radicaux se concentrent davantage sur la victoire du parti adverse plutôt que sur l'entrée de leur propre parti dans le système.

Suite aux crises de la zone euro et des réfugiés, les systèmes de partis européens ont connu des changements drastiques, impliquant l'effondrement des partis traditionnels et une plus grande fragmentation. S'appuyant sur une rhétorique antisystème pour mobiliser les griefs des citoyens contre les élites politiques, de nouveaux partis radicaux et populistes, tels que la Lega et Fratelli d'Italia en Italie, Vox en Espagne, ou l'Afd en Allemagne, se sont répandus en Europe.

Bien que la position politique de ces partis repose en grande partie sur des plateformes antisystèmes, certains d'entre eux ont remporté un fort succès lors des dernières élections, ont réussi à entrer au Parlement et ont même commencé à gouverner en utilisant les institutions  qu'ils ont autrefois critiquées. Maintenant que les électeurs de ces partis sont représentés, comment évaluent-ils les institutions démocratiques ? Leur succès électoral peut-il les réconcilier avec la démocratie et renforcer leur satisfaction générale à l'égard du système ?

Alors que des recherches antérieures suggèrent que les élections devraient accroître la satisfaction à l'égard de la démocratie, et ce même chez les vaincus, des résultats récents suggèrent que ce n'est pas le cas pour les électeurs populistes et radicaux. Notre document de travail aborde ces résultats divergents en évaluant non seulement la façon dont les électeurs radicaux réagissent au succès de leur propre parti, mais aussi à la victoire du parti du camp opposé.

 

PLAN DE L’ÉTUDE

La plupart des recherches analysant l'effet des élections sur la satisfaction à l'égard de la démocratie mettent l'accent sur l'évaluation par les électeurs des performances de leur propre parti. Sur la base de ce cadre théorique, on s'attend à ce que les électeurs développent une certaine satisfaction à l'égard du système même lorsqu'ils perdent les élections. L'idée derrière cet argument est que les électeurs tirent profit de leur participation aux élections. Au minimum, ils éprouvent une gratification émotionnelle en accomplissant un devoir civique et sont d'autant plus satisfaits que les résultats de leur parti sont bons. Cependant, des recherches récentes au niveau agrégé ne confirment pas ce résultat pour les électeurs populistes et les plus radicaux. Dans notre document de travail, nous soutenons que cette littérature omet un mécanisme identitaire alternatif, où les électeurs polarisés des partis radicaux ne se concentrent pas seulement sur la performance de leur propre parti, mais aussi sur le succès du parti du camp opposé. Notre recherche teste cet argument en utilisant l'émergence récente d'Éric Zemmour lors des élections présidentielles françaises de 2022 comme cadre naturelle pour une expérience.

Nous avons recruté des électeurs français de la droite radicale à l'aide de publicités Meta et évalué l'évolution de leur satisfaction vis-à-vis de la démocratie et de leur polarisation affective avant et après le premier tour des élections présidentielles. Le cas français nous a permis de nous appuyer sur l'incertitude concernant l'obtention potentielle du pouvoir d'Éric Zemmour à l'Assemblée nationale et en tant que partenaire de coalition (en cas de victoire de Marine Le Pen) après le premier tour. Dans notre étude, nous manipulons le succès perçu du parti dans le groupe (Zemmour) et hors du groupe (Macron) après le premier tour des élections et évaluons les changements dans la satisfaction de la démocratie et l'état affectif envers le parti du groupe et hors groupe. Plus précisément, dans une expérience utilisant des vignettes décrivant les quatre premiers candidats, nous avons manipulé l'accent mis sur le potentiel de coalition (T1a) ou de représentation en assemblée (T1b) du parti d'Éric Zemmour, contre l'accent mis sur la victoire probable de Macron au second tour (T2).

Notre étude montre que les élections sont importantes non seulement comme indicateur du parti intra-groupe, mais aussi de la performance du parti hors-groupe, ce qui a une forte incidence sur les électeurs radicaux. Le graphique de la figure 1 présente visuellement ces résultats. Lorsqu'on souligne aux électeurs de Zemmour qu'ils peuvent jouer un rôle crucial dans la composition de l'Assemblée nationale, ils ne présentent aucun changement significatif dans leur satisfaction à l'égard de la démocratie. Il en va de même lorsqu'on leur fait envisager la possibilité que le vainqueur du second tour, implicitement Marine Le Pen, inclue leur candidat dans la coalition gouvernementale. Au contraire, lorsque ces électeurs sont informés que Macron pourrait gagner à nouveau les élections, ils affichent une satisfaction beaucoup plus faible à l'égard du système. Il est important de noter que les participants à l'expérience ont répondu à cette enquête quelques jours seulement après le premier tour, de sorte que le résultat du second tour était très incertain. Pourtant, la mise en avant des bons résultats potentiels du hors-groupe a eu un impact beaucoup plus important sur leur évaluation de la démocratie que la mise en avant du succès de leur propre parti.

 

Figure 1. Effet de traitement moyen des cadrages concernant les résultats des élections sur l'évolution de la satisfaction à l'égard de la démocratie

Note : Effets moyens du traitement et intervalles de confiance 90/95% basés sur les modèles de régression des moindres carrés ordinaires.

 

De plus, nous avons également mesuré l'effet de chaque cadrage sur les sentiments des répondants envers le parti de Macron, Le Republique on Marche ! À nouveau, les cadrages qui soulignaient les bons résultats de Zemmour n'ont pas eu d'effet significatif, ni positif, ni négatif. En revanche, les répondants exposés au cadrage mettant en avant la probabilité que Macron gouverne à nouveau ont rapporté des sentiments beaucoup plus négatifs envers le parti de Macron. En bref, l'idée que Macron puisse remporter l'élection a surpassé la possibilité que Zemmour joue un rôle politique important dans les institutions démocratiques. Cela a favorisé non seulement l'insatisfaction à l'égard du système, mais aussi les sentiments négatifs à l'égard du groupe externe dominant. 

Nous confirmons ces résultats en effectuant une analyse qualitative des questions ouvertes sur l'évaluation des élections par les répondants. Étonnamment, même si Éric Zemmour a surpassé les deux partis dominants (le parti socialiste et le parti républicain) lors de sa première élection, presque aucun répondant ne mentionne le succès de son propre parti. La plupart des réponses ont un ton négatif, axé sur la victoire de Macron, ainsi que des émotions affichant des niveaux élevés de polarisation affective. Les répondants expriment leur colère et leur dégoût à l'égard du parti dominant externe et associent cette réponse émotionnelle à une évaluation négative du système démocratique et des élections. Comme l'illustrent les deux extraits suivants, la possibilité que le parti hors-groupe gagne leur fait remettre en question la légitimité des élections.

R1 : « Je suis dégoûté que Macron soit au second tour de l'élection présidentielle après toutes les sales affaires qu'il a faites. »

R2 : « Élection non démocratique truquée et confisquée par les médias soumis aux amis milliardaires de Macron. »

 

Dans l'ensemble, ces résultats suggèrent que les électeurs polarisés l'emportent sur tout effet positif potentiel de la réussite du parti de leur groupe interne par la victoire du parti dominant du groupe externe. Ce mécanisme conduit les électeurs radicaux à devenir plus insatisfaits de la démocratie, même après l'entrée de leur parti dans le système politique.  

Ces résultats ont des conséquences inquiétantes pour la démocratie.  Certains chercheurs et observateurs ont cru que les électeurs antisystème pourraient retrouver une certaine confiance si ces partis devenaient des participants réguliers au jeu démocratique.  L'hypothèse derrière cette attente, cependant, est que les électeurs sont suffisamment satisfaits de leurs résultats dans les urnes. Or, si l'entrée dans le système n'est pas perçue comme un résultat positif des élections, mais alimente au contraire la polarisation affective et le mécontentement, l'espoir que la démocratie se renforce est compromis. Les efforts politiques devraient être axés sur la réconciliation des électeurs radicaux avec les avantages importants d'avoir une voix dans les institutions. Les recherches futures pourraient fournir des lignes directrices plus claires sur la façon dont cet objectif pourrait être atteint.